Alors que Bradley Manning (ou plutôt Chelsea) s’apprête à passer 35 ans en prison tandis que Julian Assange se fait oublier à Londres dans l’ambassade d’Equateur, un retour sur wikileaks s’imposait : l’effort a-t-il été vain ? Bilan
Le prix du secret
Il serait bien vain de prétendre résumer ici la brèche qu’a contribué à ouvrir les révélations de Manning, et dans laquelle se sont infiltrés Wikileaks et ses petits frères (le défunt Owni, et plus récemment FrenchLeaks de Mediapart).
S’il est difficile de juger actuellement l’apport des actions de wikileaks sur la société en général, il est certain que les activistes de la transparence ne sortent pas indemnes des controverses qu’ils contribuent à lancer.
L’ancien soldat Bradley Manning soupçonné dans l’affaire du “Cablegate”, publication en novembre 2010 de milliers de documents diplomatiques américains secrets par Wikileaks, purge actuellement une peine de trente-cinq ans de prison pour haute trahison.
Le fondateur de Wikileaks Julian Assange fait quant à lui l’objet d’un mandat d’arrêt international dans le cadre d’une enquête fallacieuse pour viol et agression sexuelle. Il est aujourd’hui réfugié dans l’ambassade de l’équateur à Londres, où il a récemment appelé la communauté des hackers à infiltrer les services secrets.
Pendant ce temps le site de wikileaks est lui toujours actif, même s’il s’est fait un peu oublier ces derniers mois, tout comme son fondateur.
Son dernier éclat en date remonte à avril dernier avec la publication des « Kissinger Cables », un ensemble de 1,3 millions de câbles diplomatiques et documents liés à Henry Kissinger.
Cette fois-ci, pourtant, il ne s’agit pas de véritable «fuites»: les «Kissinger cables» étaient en effet déclassifiés et conservés aux Archives Nationales américaines (NARA), bien que perdus dans d’obscurs dédales administratifs.
La justice, un état d’esprit
Si Wikileaks n’a pas porté chance à ses contributeurs, elle a au moins remis au goût du jour des héros d’un genre nouveau, les lanceurs d’alertes, figure de proue d’une justice en mal de héros et d’une démocratie en mal de symbole.
Combattant un ennemi invisible et multiforme, le lanceur d’alerte des temps modernes prouve qu’au delà de l’impératif démocratique, la justice est un état d’esprit partagé par tous. Et que si la politique n’en crée plus, alors la société s’en créera elle-même pour sa propre survie.
Le philosophe Bernard Stiegler dira à ce sujet : “une société qui n’est pas capable de sécréter l’idée qu’elle est porteuse du désir de la justice est une société condamnée à mort”.
Le nouveau citoyen
Dans une perspective plus large, Wikileaks interroge le rapport entre l’état et les citoyens : l’évolution des technologies a largement contribué à la modification du regard des citoyens sur les institutions et sur les pratiques de l’état. A la différence des médias traditionnels, ces nouveaux “social” médias sont porteurs d’une nouvelle culture qui ne concerne pas seulement la transmission de l’information mais aussi sa production, désormais faite par des acteurs autres que les États et les professionnels de l’information. C’est ainsi que les technologies numériques transforment le citoyen, auparavant observateur passif de la vie politique, en acteur autorisé et même avisé. Quitte à en faire un vengeur masqué sous l’égide du hacker, “élu comme vengeur du citoyen” selon le linguiste Umberto Eco.
Des secrets qui n’en sont pas
Mais si le hacker, l’élu vengeur du citoyen, brise les cryptes du secret au nom de la justice, que reste-t-il du pouvoir ? Pas grand chose, à en croire Umberto Eco, qui alerte sur le danger de la transparence totale : “ Comment un pouvoir qui n’a plus la possibilité de conserver ses propres secrets peut-il tenir ?”
C’est que Wikileaks renoue avec une vieille tradition du 17ème, une exigence de “démocratie radicale”, exigeante de vérité, de contrôle direct des gouvernants. Le pouvoir contrôle le citoyen, mais le citoyen, sous la cape du hacker, peut connaître les secrets du pouvoir.
Or, selon Baudrillard, “La prohibition du secret ne peut qu’augmenter le nombre de secrets. Sous prétexte de tout montrer, on risque de cacher des choses plus obscures et, pour avoir des choses à cacher, il faudra commettre des actes eux-mêmes peu avouables. Ce serait la transparence elle-même qui serait le Mal – la perte de tout secret. Tout comme, dans le « crime parfait », c’est la perfection elle-même qui est criminelle.”
Reste à savoir si les secrets que Wikileaks met sur la table en sont vraiment. Selon Umberto Eco, Wikileaks aurait simplement réussi à confirmer ce que toute personne informée savait déjà, à savoir que les dossiers des services secrets sont composés uniquement de coupure de presse, puisque tous les câbles relayés peuvent se retrouver sous d’autres formes dans les journaux. Wikileaks ne ferait finalement que violer le “devoir d’hypocrisie” entre les états et placer sous mauvaise lumière les gouvernements, dont les ambassades se sont transformées en centre d’espionnage.
Wikileaks sans Assange ?
Wikileaks ne serait pas Wikileaks sans la figure emblématique de son ambassadeur, Julian Assange, dont l’image s’est écornée peu à peu dans les médias. Entre sa discorde avec les Anonymous qui l’accusent d’avoir fait de Wikileaks un “one man show” et ses anciens collègues qui critiquent son autoritarisme et son égocentrisme, l’image du chevalier blanc en a pris un coup.
Alors, si wikileaks a tôt fait de devenir un symbole, il faudra sûrement à l’avenir “tuer le père”, l’association étant encore très dépendante de l’image de son fondateur.
Hélène Raynal (5686 caractères)
